En amont du festival Danse Émoi, qui a débuté courant mars, l’Homme en Bleu est allé s’échauffer les gambettes devant Une Famille Singulière, un spectacle de danse de la compagnie Traction qui met en scène des artistes atypiques. En éternel curieux, il est ensuite parti tailler la bavette avec la chorégraphe Claire Durand-Drouhin, pour en savoir davantage sur cette création au succès retentissant.
LHEB : Bonjour Claire ! Peux-tu te présenter et expliquer brièvement ton parcours ?
Claire Durand-Drouhin : Je suis venue à la danse assez tard, vers 17 ans. C’est quelque chose qui m’a emballée de façon surprenante. J’ai commencé à la London Contemporary Dance School, puis j’ai été engagée dans la compagnie Philippe Saire, en Suisse, en tant que danseuse, et chez Jacky Auvray à Caen. Souvent, j’étais très déçue et je sentais qu’il me manquait quelque chose. Un jour, j’ai rencontré une chorégraphe plasticienne, Nieke Swennen. Elle m’a proposé d’aller dans l’univers psychiatrique pour y travailler la danse. Cela m’a vraiment beaucoup plu. J’ai constaté que l’agilité et la beauté que j’aimais dans la danse, dans le mouvement, pouvaient être largement égalées voire surpassées par des présences hors-normes, des personnes qui ont un vécu extrêmement dur, qui sont souvent enfermées. Leur apparition en plateau remet en question la beauté de la danse. Faire un grand jeté, un saut, un grand écart et avoir une grâce dans le mouvement ne suffisent pas complètement. La beauté, la grâce peuvent se chercher chez tout un chacun. J’ai œuvré depuis à aller travailler dans des hôpitaux, des prisons. Les gens qui n’ont rien, qui ne possèdent rien ont une façon d’apparaître souvent très forte et très directe. Aujourd’hui, ce qui me plaît c’est vraiment de mélanger des danseurs professionnels qui ont une grande agilité, avec des patients de l’hôpital ou des personnes improbables sur scène qui ont une vraie contrainte, soit dans le corps, soit dans les troubles du comportement. Cela donne quelque chose de particulier.
LHEB : Peux-tu nous parler un peu plus d’Une Famille Singulière, ta dernière création ?
C.D.-D. : L’idée, c’est de créer un groupe, une tribu, une famille en oubliant les liens du sang. De se retrouver à créer une famille avec des gens qui, a priori, n’auraient pas l’occasion de se croiser dans la vie, qui n’ont rien à voir ensemble. C’est les réunir et créer de la familiarité. Je vais chercher dans des éléments de tendresse, dans des tableaux père-enfant, mère-enfant. mais aussi des éléments de violence, toutes ces choses que l’on vit en famille, qui arrivent dans l’intimité, la quotidienneté à force d’être ensemble. Cela permet des corps-à-corps assez improbables.
J’aime bien aller chercher des personnes que l’on met en marge de la société afin de les placer au centre d’une œuvre. Aller chercher des personnes que l’on dit souvent “empêchées”, “vulnérables”, que l’on a tendance à enfermer parce qu’elles ne sont pas “pratiques” ou parce qu’elles sont un poids pour la société, parce qu’elles ne sont pas “productives”.
Claire Durand-Drouhin
LHEB : Comment as-tu amené ce projet auprès des personnes non professionnelles, comment l’as-tu présenté ?
C.D.-D. : C’est très simple. Quand on leur dit “est-ce que vous avez envie de participer à un spectacle ?”, ceux qui sont là disent oui sans aucune hésitation. Souvent ce sont des gens avec qui il y a une complicité d’emblée, ils comprennent ma démarche. Ils savent que c’est une histoire d’existentialisme et ils se disent qu’un spectacle comme celui-là va leur permettre d’exister autrement. Pour Jean-Pierre, par exemple, qui est handicapé et amputé des deux jambes, c’est probablement l’occasion d’être regardé complètement différemment de la façon dont on le regarde dans la rue et dans la vie réelle. Les spectateurs vont voir quelque chose de vrai chez lui, et le voir, lui. Je pense qu’il a tout de suite compris cela à la première proposition du spectacle. Denis et Cheyenne, qui sont des patients internés dans une institution psychiatrique, savent très bien qu’avec ce spectacle on ne s’intéresse pas au problème qu’ils “causent à la société” mais à leur personnalité et à leur existence.
LHEB : Dans la troupe que l’on a pu voir dans Une Famille Singulière, quel est le ratio danseur professionnel/danseur non professionnel ? Comment s’est passée leur rencontre ?
C.D.-D. : Il est quasiment équitable. On a sept danseurs pro et cinq non pro. Sur ces cinq, trois sont des patients qui relèvent de la psychiatrie. Il y a beaucoup de charme qui opère, les danseurs sont très charmés et touchés par la spontanéité, le naturel et même les troubles du comportement des patients. Les patients ou les amateurs sont aussi touchés lorsqu’ils perçoivent que les danseurs ont envie de danser avec eux et de partager avec eux ces moments de corps-à-corps dans des duos ou des scènes de groupe. Je pense que cela décuple l’estime que l’on a de l’autre et l’envie de travailler avec. Dans l’intention de départ, la motivation profonde de tout le monde se ressent. Chacun est en très grande écoute par rapport à l’autre.
J’ai constaté que l’agilité et la beauté que j’aimais dans la danse, dans le mouvement, pouvaient être largement égalées voire surpassées par des présences hors-normes, des personnes qui ont un vécu extrêmement dur, qui sont souvent enfermées. Leur apparition en plateau remet en question la beauté de la danse.
Claire Durand-Drouhin
LHEB : Combien de temps a-t-il fallu pour mettre en place ce spectacle ?
C.D.-D. : Si je compte les jours de création, c’est très court par rapport à ce que cela donne, on a eu dix jours en studio pour travailler. En amont, j’ai imaginé des scènes. Il y a eu tout un travail de conception, d’écriture et de choix de musiques. C’est assez court, mais je dirais que dans ce spectacle-là, je ressens la richesse de tout un parcours mené depuis 20 ans, tous les spectacles, les ateliers en psychiatrie, le travail uniquement avec des danseurs et danseuses…
LHEB : Est-ce que ce spectacle a vocation à faire passer un certain message auprès du public ?
C.D.-D. : Tout à fait. J’aime bien aller chercher des personnes que l’on met en marge de la société afin de les placer au centre d’une œuvre. Aller chercher des personnes que l’on dit souvent “empêchées”, “vulnérables”, que l’on a tendance à enfermer parce qu’elles ne sont pas “pratiques” ou parce qu’elles sont un poids pour la société, parce qu’elles ne sont pas “productives”. Ce que je trouve assez intéressant, c’est que, finalement, lorsqu’elles sont mises au centre du plateau, non seulement elles sont productives mais elles touchent aussi droit dans le mille le cœur du spectateur. Il y a là un renversement. J’ai beaucoup de mal avec la distinction entre les habituelles “stars” et les “boulets”, les rejetés que l’on met à l’écart dans la société, c’est pour ça que j’aime bien renverser la situation.
L’idée, c’est de créer un groupe, une tribu, une famille en oubliant les liens du sang. De se retrouver à créer une famille avec des gens qui, a priori, n’auraient pas l’occasion de se croiser dans la vie, qui n’ont rien à voir ensemble.
Claire Durand-Drouhin
LHEB : Cela fonctionne très bien, de ce que j’ai vu par rapport aux réactions du public à la fin.
C.D.-D. : Ce sont des spectacles qui sont voués à se rejouer sur différents territoires. On va rejouer Une Famille Singulière avec d’autres personnes. On garde les mêmes danseurs et on fait rentrer d’autres amateurs et personnes enfermées en psychiatrie. Pour le prochain spectacle, cela va être des personnes d’un centre psychiatrique de Dieppe. On va faire d’autres familles singulières. La structure du spectacle, la musique, les scènes restent les mêmes mais cela va revêtir un autre caractère en fonction de chacun, parce que chacun est un monde en soi,un univers en soi. C’est une re-création. Cependant en voyant ce spectacle joué à Limoges, on réfléchit beaucoup avec Élisabeth, qui travaille au développement de la compagnie, et on se dit que cela vaudrait peut-être le coup d’essayer de faire tourner ce spectacle qui est l’épisode pilote. Cependant, déplacer Cheyenne et Denis va demander beaucoup d’efforts. Leur émotivité peut également poser quelques difficultés, mais je pense que l’on a intérêt à travailler et à braver ces difficultés afin de faire tourner ce spectacle.
LHEB : J’ai remarqué que pendant la représentation, il y avait une captation vidéo. Est-ce que le spectacle va être diffusé quelque part ou bien est-ce juste pour la compagnie ?
C.D.-D. : Pour l’instant, on voudrait l’utiliser en tant que teaser afin de promouvoir notre travail auprès des professionnels de la danse. On a aussi filmé des répétitions qui s’intègreront dans un documentaire de création sur la façon dont se passent les choses en coulisses. Il est aussi possible que l’on fasse une captation du spectacle complet, si c’est aussi parlant que le spectacle joué. Cela pourrait avoir sa place dans un festival de vidéo-danse ou quelque chose comme ça.
[…]ce qui m’inspire le plus ce sont les personnes, leur corps, leur esprit et leur façon d’être.
Claire Durand-Drouhin
LHEB : L’exposition photo “Des visages de la danse” de Guy Delahaye que l’on peut voir en parallèle n’est pas du tout basée sur ce spectacle-là, si j’ai bien compris ?
C.D.-D. : L’exposition photo est effectivement basée sur deux autres spectacles, notamment sur Vie de famille Génération 1. Il y a aussi des images de Portrait de groupe avec femme(s), dans lequel il n’y a pas de patients. Guy Delahaye est quelqu’un qui suit ce travail depuis sept ans et qui a eu l’occasion de photographier de grandes pointures de la danse. Pour moi c’est une chance que ce monsieur suive notre travail.
LHEB : Avant Une Famille Singulière, avais-tu déjà monté d’autres spectacles de ce type-là ?
C.D.-D. : En 2010, on a monté Chambre 10 qui avait eu lieu à la Biennale Danse Émoi de Limoges en 2015. Il y a eu aussi Vie de famille Génération 1 qui était avec Françoise, une femme assez “bête de scène” qui avait pris beaucoup de médicaments et qui pesait 140 kg, et Alain, qui est encore ici. Alain, c’est le vieux monsieur d’Une Famille Singulière. Il est dans les trois créations qui mélangent patients de l’hôpital et danseurs professionnels.
Pour Jean-Pierre, par exemple, qui est handicapé et amputé des deux jambes, c’est probablement l’occasion d’être regardé complètement différemment de la façon dont on le regarde dans la rue et dans la vie réelle. Les spectateurs vont voir quelque chose de vrai chez lui, et le voir, lui.
Claire Durand-Drouhin
LHEB : Quelles sont tes inspirations lors de la création d’un spectacle ? Travailles-tu autour de thématiques particulières autres que la famille ?
C.D.-D. : Ces derniers temps, la thématique de la famille revient toujours dans toutes mes créations. Par contre, ce qui m’inspire le plus, ce sont les personnes, leur corps, leur esprit et leur façon d’être. Comme c’est à chaque fois la rencontre avec les personnes qui m’inspire, je me dis finalement que le thème de la famille me suffit. Chaque personne détient un nouveau monde, un nouvel écosystème sur lequel travailler. La thématique de la famille est très présente chez moi de plusieurs manières. J’ai trois enfants, une famille recomposée, et parmi mes ancêtres il y a eu une famille allemande qui a fait partie des nazis ordinaires allemands. C’était une famille embrigadée dans le 3e Reich qui avait opté pour ce régime totalitaire qui met les autres de côté. Cette famille qui est la mienne me pousse à fonder d’autres familles qui sont à l’opposé, non reliées par les liens du sang et des ethnies. J’ai envie, à ma façon, de voir la famille autrement, en ayant bien conscience que chaque personne qui arrive est une nouvelle matière à imaginer des choses et à créer.
LHEB : Pour conclure, quels sont tes actualités et futurs projets ?
C.D.-D. : Ce qui m’occupe en ce moment, c’est de faire exister Une Famille Singulière. J’ai aussi une création en cours, avec des danseurs, un patient et un amateur, qui s’appelle Vie de Famille Génération 2. Encore une fois, je tourne autour du thème de la famille et de la différence au sein de la famille, mais c’est une autre esthétique et il y a une prise de parole dans ce spectacle, en plus de la danse.
LHEB : Merci Claire !
Pour retrouver tout le travail de Claire Durand-Drouhin, c’est par ici !
NB : toutes les photos présentes dans cet article sont issues de l’exposition “Des visages de la danse” de Guy Delahaye visible jusqu’au 14 avril au CCM Jean Gagnant !
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